Une des plus graves complications de la cirrhose des hépatites virales chroniques est le carcinome hépatocellulaire, un sombre cancer. Il peut être curable à la condition d’être dépisté très précocement et traité de manière énergique et rapide.
La cirrhose constitue un véritable état précancéreux car elle s’accompagne d’une augmentation de la régénération des cellules hépatiques et donc du risque d’altérations génétiques. Ces altérations sont le starter des cancers. Différents types de cancers peuvent attaquer le foie. Parmi eux, le carcinome hépatocellulaire (CHC) est de loin le plus fréquent pouvant se développer sur les cirrhoses dues aux hépatites virales.
Le CHC est un cancer primitif du foie car il se constitue à partir des cellules du foie (les hépatocytes). Le cancer secondaire du foie, lui, est une métastase faite de cellules cancéreuses venant du cancer d’un autre organe. Le CHC est le 5e cancer le plus fréquent dans le monde. Son pronostic reste un des plus mauvais car il est le plus souvent dépisté trop tardivement. Dans ce contexte de prise en charge tardive, la survie à 5 ans ne dépasse pas 5 %. La liaison entre cirrhose et cancer du foie est indéniable, car le CHC se développe dans plus de 90 % des cas sur une cirrhose, qu’elle soit d’origine virale ou alcoolique. Le risque est donc important, surtout pour les porteurs d’une cirrhose, et il reste faible tant que l’hépatite chronique n’a pas abouti à la constitution d’une cirrhose. Ce risque persiste encore après la suppression du facteur déclenchant de la cirrhose et un traitement de l’hépatite C « réussi » (virus C éradiqué) ne dispense pas du dépistage régulier du CHC. Plusieurs études japonaises ont montré la découverte de CHC chez 4 % des patients, 3 à 10 ans après le traitement de l’hépatite C.
Incidence variable
L’incidence annuelle du CHC est très variable selon les pays et évolue parallèlement avec celle de la consommation d’alcool et avec celle des infections chroniques des virus des hépatites B (VHB), D (VHD) et C (VHC). Au niveau mondial, le VHB est le plus gros pourvoyeur de CHC car 85 % des CHC mondiaux se rencontrent en Asie du Sud-Est et en Afrique subsaharienne, les pays de plus forte endémie de l’hépatite B. Dans ces pays, ils sont associés dans 90 % des cas à une hépatite B, contractée très souvent par une transmission materno-fœtale (surtout en Afrique). Le risque de développer un CHC est multiplié par 200 chez les porteurs de l’antigène HBs (un marqueur de l’hépatite B). Dans les pays industrialisés, l’incidence annuelle du CHC serait de moins de 10 cas par an pour 100 000 habitants (contre de 20 à 120 cas par an pour 100 000 habitants en Afrique noire et en Asie). En France, elle se situe entre 5 et 6 cas pour 100 000 habitants, soit environ 5 000 nouveaux cas par an. Ces chiffres connaissent une progression alarmante depuis une dizaine d’années, en raison de la forte augmentation du nombre de cancers se greffant sur des cirrhoses virales C. Aujourd’hui, 50 % des CHC sont associés au VHC aux Etats-Unis et en Europe et jusqu’à 80 % au Japon (le CHC est le 3e cancer du Japon). Dans les pays occidentaux, 30 % des personnes porteuses de cirrhoses virales B ou C seraient menacées par la survenue d’un CHC dans les dix ans, car ce risque est évalué entre 3 % et 5 % par an. Ce risque est majoré chez les co-infectés VIH/hépatites, pour lesquels la survenue de la cirrhose est plus rapide.
Les facteurs de risque
Le carcinome se constitue, en général, entre vingt et quarante ans après la contamination par le VHB et 5 à 10 ans après la cirrhose liée au VHC. Plus l’infection est ancienne, plus le diagnostic du CHC est fait à un âge précoce. Il est découvert, en moyenne, à l’âge de 35 ans en Afrique (car transmission à la naissance), de 50 ans en Asie et de 60 ans en France (50 ans pour les co-infectés). Il existe des facteurs majorant les risques de CHC dans les cirrhoses virales : le sexe masculin, l’âge – supérieur à 50 ans –, la sévérité de l’atteinte hépatique, la présence de varices œsophagiennes, un taux de prothrombine inférieur à 70 %. La consommation excessive d’alcool sur une cirrhose virale fait cumuler les risques. En Afrique et en Asie, l’aflatoxine B1 produite par l’Aspergillus Flavus, (un champignon parasitant les arachides) joue un rôle carcinogène et participe à une synergie cancérigène sur des personnes ayant déjà une hépatite B. Le rôle de la stéatose hépatique et du diabète a été démontré et ils multiplieraient le risque de CHC par 2 ou 3. Les stéroïdes anabolisants, les œstrogènes de synthèse et le tabac sont aussi incriminés. Dans nos pays nantis, certains risques sont évitables : il faut se faire dépister pour les hépatites, se faire vacciner contre le VHB et évaluer et traiter une hépatite B ou C sans attendre l’état de cirrhose, en limitant ou stoppant la consommation d’alcool pour ne pas exciter un éventuel cancer. Une régression de l’incidence du cancer grâce à la vaccination contre l’hépatite B a été démontrée à Taïwan (1).
Le CHC classique
Le CHC est la forme histologique la plus fréquente des cancers primitifs du foie. Le CHC « classique » est une tumeur épithéliale maligne dont les cellules tumorales ressemblent, par leur forme et leur fonctionnement, à des hépatocytes. L’architecture de la prolifération tumorale reproduit celle du foie, c’est-à-dire une organisation en travées séparées par des sinusoïdes. Les travées de cellules tumorales sont plus épaisses que dans du foie normal et il existe une diminution du collagène périsinusoïdal. Certains CHC, rares, sont moins typiques et ont souvent un meilleur pronostic. L’architecture peut être pseudo-glandulaire (formation d’acini) ou compacte avec des massifs de cellules tumorales sans travées ni sinusoïdes, ou encore présenter des sinusoïdes dilatées ou un aspect de nécrose. Les cellules tumorales peuvent contenir du glycogène, des graisses (le CHC à cellules claires). La tumeur est unique dans 2/3 des cas ou multiple (2-5 nodules) et peut être encapsulée.
Circonstances de découverte
Les circonstances idéales de découverte du CHC sont celles du dépistage régulier du CHC sur une cirrhose connue et bien suivie. Dans ce cas, le pronostic du CHC « pris à temps », dont le diamètre ne dépasse pas 3 à 4 cm, est souvent moins catastrophique. Tous les 6 mois, une échographie hépatique et un dosage de l’alphafœtoprotéine doivent être effectués. Un petit nodule repéré sur l’échographie entraîne des examens plus complets d’imagerie (scanner, IRM).
L’alphafœtoprotéine (AFP) est le plus utilisé des marqueurs sanguins du CHC, mais il pêche par son manque de sensibilité et de spécificité, surtout pour les hépatites virales chroniques. L’AFP est une protéine pratiquement absente de l’organisme adulte (en dehors de la grossesse). Elle est produite par le fœtus lors de sa croissance, puis disparaît ensuite. Dans 40 à 60 % des cas de CHC, le taux d’AFP s’élève progressivement, surtout si la tumeur est volumineuse. Mais, pour les petits CHC, la fréquence de cette élévation n’est plus que de 25 %. Il peut rester désespérément normal malgré un CHC bien sournois. Ce taux d’AFP peut aussi s’élever lors de poussées de cytolyse possibles des hépatites chroniques ou lors de cancers affectant d’autres organes (testicules, ovaires, estomac). D’autres marqueurs du CHC sont développés, comme le glypican 3, une autre protéine oncofœtale, qui, combinée avec l’AFP, peut confirmer le diagnostic. Une élévation progressive de l’AFP, confirmée par des dosages répétés et rapprochés, conduit à une exploration spécifique (imagerie, clinique, biochimie) pour trouver et localiser la ou les tumeurs éventuelles.
Signes cliniques et biologiques
Les signes cliniques sont tardifs en général, mais en l’absence de dépistage ou de suivi, ils peuvent constituer les circonstances de découverte du CHC. A ce stade avancé, les signes les plus fréquents sont des douleurs dans la région hépatique, une altération de l’état général avec anorexie, perte de poids, ictère et fièvre. Une décompensation d’une cirrhose, connue ou non, doit faire rechercher un CHC.
Les signes cliniques sont souvent masqués par les symptômes de la cirrhose elle-même (hypertension portale et insuffisance hépatique). L’examen clinique peut montrer une hépatomégalie (gros foie) douloureuse à la palpation et en cas de tumeur volumineuse, un souffle systolique dans l’aire hépatique. La cirrhose peut se compliquer à ce stade (ascite résistante ou hémorragique, cholestase, hémorragie digestive, infection du liquide d’ascite).
Les bilans hépatiques peuvent montrer une augmentation des gamma-GT et des phosphatases alcalines, qui ne sont pas des signes spécifiques mais révèlent souvent une cholestase due à la compression des voies biliaires intra-hépatiques par la tumeur.
Des manifestations extra-hépatiques de la tumeur peuvent être présentes : une hypoglycémie, une hypercalcémieune, une polyglobulie (trop de globules rouges).
Images intenses
L’échographie, de dépistage ou d’exploration secondaire, peut être très parlante, surtout si le nodule est d’au moins 3 cm. Le CHC est souvent hypoéchogène (écho faible) et contraste avec la cirrhose environnante, souvent hyperéchogène. Les très petits CHC sont souvent hyperéchogènes ou muets. L’échographie peut aussi montrer des signes d’extension extra-tumorale (thrombose portale). Mais l’écho ne peut pas différencier un nodule bénin de régénération d’un CHC, à la différence du scanner ou de l’IRM, qui mettent en évidence l’hypervascularisation artérielle caractéristique du CHC après injection du produit de contraste.
Le scanner hépatique est réalisé avant et après injection de produit de contraste. Le CHC typique est d’allure hypodense avant l’injection du produit. Puis, il prend fortement et rapidement le produit de
contraste (hyperdensité) à cause de sa vascularisation artérielle prédominante. Le CHC redevient hypodense ensuite.
L’IRM hépatique est l’examen le plus sensible et le plus spécifique pour le diagnostic de CHC. L’IRM montre des images hypointenses (sans produit), puis des images hyperintenses 25 secondes après l’injection de gadolinium (au temps artériel).
Le scanner ou l’IRM permettent la recherche d’une thrombose portale et d’un envahissement tumoral des veines sus-hépatiques, attestant de l’extension ou non de la tumeur.
Biopsie or not biopsie ?
Le diagnostic repose sur la présence d’un ou de plusieurs nodules, hypervascularisés, de diamètres supérieurs à 2 cm aux examens radiologiques, associés au taux d’AFP (supérieur à 400-500 ng/ml ou µg/l) et à une cirrhose prouvée. Un diagnostic histologique peut être souhaitable, notamment pour les tumeurs de diamètres inférieurs à 1 cm, avec un taux normal d’AFP et qui peuvent poser le diagnostic différentiel d’un nodule cirrhotique de régénération. La cytoponction et/ou biopsie hépatique guidée par échographie ou par scanner peuvent être effectuées. Il existe un très faible risque d’essaimage tumoral le long du trajet de ponction. Donc, la biopsie n’est pas toujours effectuée quand un geste chirurgical d’exérèse et/ou une transplantation hépatique sont envisagés et que le diagnostic de CHC est certain.
Bilans déterminant le traitement
La gravité de la cirrhose est évaluée par le calcul du score de Child-Pugh (ascite, encéphalopathie, TP, albumine, bilirubine) et par la présence de varices œsophagiennes. Le bilan d’extension comprend les examens radiologiques hépatiques (écho, scanner, IRM) et une recherche de métastases (radiographie du thorax, scintigraphie osseuse). Le bilan d’opérabilité comporte des examens respiratoires et cardiaques. Au terme de ce bilan pré thérapeutique, le patient est « classé » suivant diverses classifications pronostiques : la classification d’Okuda (1985) et, plus récentes, le CLIP (Italie, cf. tableau), le GRETCH (France). Ces classifications sont surtout utilisées pour des essais thérapeutiques ou des études pronostiques. La prise en charge thérapeutique dépend de la taille de la tumeur, de son extension, des possibilités de résection chirurgicale, de la sévérité de la cirrhose, de l’état général du patient, mais aussi du temps de doublement de la tumeur et de la réponse au traitement.
Traitements d’aujourd’hui
Les traitements du CHC diffèrent beaucoup en fonction des paramètres du CHC, de l’état du patient et des habitudes et des convictions des services hospitaliers.
Les chimiothérapies classiques sont en général inefficaces, ainsi que les anti-androgènes, le tamoxifène ou l’interféron. Des nouvelles chimiothérapies sont à l’essai. Les trois traitements curatifs sont la résection chirurgicale, la transplantation et la destruction percutanée par alcoolisation ou par radiofréquence. Ces traitements à visée curative sont envisageables en cas de tumeur unique de moins de 5 cm ou de 2 à 4 nodules ne dépassant pas 3 cm et en l’absence de thrombose du système porte.
La transplantation, quand elle est possible, est idéale car elle traite aussi la cirrhose sous-jacente, mais les critères restrictifs (âge, état physiologique) et la pénurie de greffons retardent et limitent les indications. Les résultats de la transplantation pour des petites tumeurs sont bons, avec 75 % de survie à 5 ans.
La résection : le chirurgien enlève la tumeur et une marge de sécurité autour. Les résultats sont très corrects aussi (70 % de survie à 5 ans) pour les petits CHC, mais la récidive du cancer est plus fréquente. Le petit CHC encapsulé bien situé est idéal pour la résection.
Les traitements percutanés se font sous guidage échographique. L’alcoolisation consiste à injecter de l’alcool (éthanol) dans la tumeur pour la détruire. La même méthode avec de l’acide acétique pourrait être supérieure. Les récidives sont de l’ordre de 50 %. La destruction du CHC par la radiofréquence (par hyperthermie) est de plus en plus utilisée car elle a montré dans plusieurs essais une meilleure survie qu’avec l’alcoolisation (2). La radiofréquence ne se fait que sur des tumeurs de moins de 5 cm, accessibles à la ponction, et situées à distance des voies biliaires. Le laser est réservé aux juvéniles cancers de 1 cm-1,5 cm.
La chimioembolisation consiste à injecter dans l’artère hépatique un mélange de chimiothérapies et de spongel (agent nécrosant). C’est un traitement palliatif, utilisé sur les formes avancées de CHC, lorsque les autres méthodes ne sont pas applicables.
> En raison de la pénurie de greffons, le délai avant la transplantation fait courir un risque de progression tumorale. Un traitement « d’attente » est donc souvent effectué, en choisissant parmi la destruction par alcoolisation ou radiofréquence, la résection hépatique ou une chimioembolisation.
> Actuellement, des traitements adjuvants sont à l’essai, en plus donc de ces méthodes, pour augmenter la durée de la survie et diminuer le risque de récidive. L’injection intra-artérielle hépatique de lipiodol radioactif après résection a montré une efficacité lors d’essais préliminaires. Cette technique n’est réalisable que dans des services spécialisés car elle nécessite une hospitalisation dans une chambre plombée. Un essai de l’ANRS (Lipiocis) évalue actuellement ce traitement adjuvant (3).
Un autre traitement adjuvant va être évalué, le gefitinib (4), déjà utilisé dans le cancer du poumon. L’interféron alpha est aussi essayé en traitement adjuvant.
Les traitements de demain
Beaucoup d’espoirs sont placés dans les inhibiteurs de l’angiogénèse et dans les thérapies géniques qui se développent. L’angiogénèse est la création de nouveaux vaisseaux. Les cancers sont dépendants de ces néo-vaisseaux pour se développer et envoyer des métastases. En inhibant les facteurs permettant la naissance de vaisseaux, la tumeur est « asphyxiée et affamée », car le cancer a besoin d’oxygène et de nutriments apportés par le sang. Actuellement, plusieurs candidats inhibiteurs sont à l’étude.
Les thérapies géniques, elles, permettent d’envisager de corriger les altérations génétiques des gènes. Des gènes suppresseurs de tumeurs ou des gènes poussant « au suicide » pourraient être introduits dans les cellules cancéreuses et détruiraient ou stabiliseraient le cancer.
En attendant ces futures molécules, l’arme majeure reste le dépistage – des hépatites, de la cirrhose et du CHC –, qui, s’il était fait plus tôt et plus régulièrement, permettrait une prise en charge plus curative et moins palliative. La co-infection par le VIH, qui augmente le risque de cirrhose et sa rapidité à se constituer, devient un facteur de risque du CHC. Le travail d’une équipe de Bichat et de Beaujon chez des co-infectés (5) montre qu’un dépistage inexistant ou irrégulier laisse le CHC progresser très rapidement. Tout va plus vite dans la co-infection, l’âge de la découverte du CHC est de moins de 50 ans en moyenne. Le dépistage doit s’adapter à cette rapidité. Un dépistage effectif et rapproché, débuté peut-être avant F3, permettrait une meilleure prise en charge du sombre CHC.
Marianne L’Hénaff
(1) L’étude menée à Taïwan sur la vaccination de masse contre le virus de l’hépatite B, Shang et al, N Engl J Med 1999 ; 336 : 1 855-9.
(2) Meilleure survie avec la radiofréquence qu´avec l´alcoolisation.- Shiina et al. Gastroenterology 2005, 129,122-30.- Lin S.-M., Lin C.-J., Lin C.-C., Hsu C.-W. Gastroenterology 2004, 127, 1 714-23.- Lencioni R.-A., Allgaier H.-P., Cioni D. et al. Radiology 2003, 228:235-40.
(3) Le protocole ANRS HC06 LIPIOCIS : Essai thérapeutique randomisé de traitement adjuvant du CHC. Coordonnateur : Dr O. Rosmorduc, hôpital Saint-Antoine.
(4) Essai thérapeutique randomisé de traitement adjuvant du CHC par l’Iressa® (gefitinib). Coordonnateur : Dr O. Rosmorduc, (ouverture fin 2005).
(5) Anne Gervais et all, Dépistage insuffisant du CHC chez les co-infectés, Col 7-04, Journées Nationales d’Infectiologie, Nice, 8 -10 juin 2005.
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