Le germe responsable de la syphilis a été identifié il y a un siècle, en 1905. La syphilis avait quasiment disparu du palmarès des infections sexuellement transmissibles (IST) des pays développés, grâce à la pénicilline. Telle une star oubliée, elle fait un come-back spectaculaire depuis 2000. Le relâchement de la prévention lui apporte facilités d’entrées, épanouissement et dépaysement en Europe, au Canada et aux Etats-Unis.
La syphilis est de retour, cinq siècles après les ravages qu’elle a causés sur le Vieux Continent. Connue en Europe depuis la fin du XVe siècle sous des noms divers, la « grande vérole », le « mal de Naples » ou le « mal des Français », elle a été responsable de grandes épidémies, surtout pendant les guerres. Elle a été la première à signaler les failles et à humilier notre pauvre prévention, la rendant ringarde, surtout chez les séropositifs, car environ 50 % des nouveaux cas de syphilis sont découverts chez des personnes déjà infectées par le VIH, et inversement, beaucoup de nouveaux cas de VIH sont découverts lors d’un dépistage de la syphilis.
Depuis 2000, sa fréquence a connu un joli boum : 1 089 cas notifiés à l’Institut de veille sanitaire, INVS, en juin 2004. C’est probablement une sous-notification, car la syphilis n’est plus une maladie à déclaration obligatoire. Elle évolue tranquillement depuis, avec plusieurs centaines de nouveaux cas par an en France. L’INVS a dû lancer deux alertes, avec un petit cours de rappel des symptômes et des sérologies, car les jeunes médecins n’en avaient jamais vue et les plus vieux l’avaient oubliée. L’augmentation très importante des prises de risques chez les homosexuels, séropositifs ou non, est confirmée par les résultats de la dernière enquête Presse gay (juin 2005). Entre 1997 à 2004, les rapports non protégés ont connu une hausse de 70 %.
Une pâle bactérie
La syphilis est due à un spirochète, le Treponema pallidum, ou tréponème pâle, une bactérie hélicoïdale mobile envrille, non cultivable. La maladie évolue en 3 stades – primaire, secondaireet tertiaire –, entrecoupés de périodesde latence. Elle se caractérise par sa très grande contagiosité, son polymorphisme clinique, la complexité de ses réactions sérologiques, sa longue évolution avec la possibilité de complications graves (cardio-vasculaires et neurologiques) et la transmission au fœtus par voie transplacentaire. Elle n’immunise pas. La guérison est assurée rapidement par la pénicilline, qui en a transformé le pronostic et qui heureusement n’a rien perdu de son efficacité sur la syphilis.
La contamination est à 95 % sexuelle (fellation, pénétration anale et vaginale non protégées) et plus rarement périnatale (transmission de la mère au fœtus), lors de transfusions ou d’échange de seringues, ainsi que par contact (soignants). L’incubation est muette (pas de symptômes) et d’environ 3 semaines. Ce délai peut être plus court, en particulier s’il y a une porte d’entrée préalable (herpès) ou plus long (de 10 à 90 jours).
La syphilis primaire
> Le chancre syphilitique « standard » est une ulcération superficielle, à bords nets, arrondis ou ovales, de 5 à 20 mm de diamètre, indolore, lisse, rosée ou rouge, reposant sur une base indurée « cartonnée ». Il est unique dans les deux tiers des cas.
Il siège dans 95 % des cas dans la région génitale, le plus souvent sur le sillon balano-préputial, sur le prépuce et le méat, plus rarement sur la peau des testicules (chancre souvent fissuré). Chez la femme, il peut être vulvaire (grandes et petites lèvres), vaginal ou situé sur le col utérin. Les chancres extra-génitaux sont buccaux (amygdales, langue), sur les lèvres, anal ou rectal. Ils peuvent même simuler un panaris sur les doigts ou siéger sur les mamelons ! « La syphilis est une graine bonne pour tout terrain, qui peut germer là où le hasard l’a déposé », disait le Pr Alfred Fournier, premier spécialiste français de la maladie.
Les chancres atypiques sont fréquents et trompeurs : chancre géant, ulcéré avec croûte, profond, mutilant, ou saillant, chancres multiples, simultanés ou successifs, chancre nain, herpétiforme (ressemblant à un herpès), fugace, d’aspect inflammatoire avec sécrétion purulente et douleur, chancre mixte.
Le chancre est le plus souvent indolore, même à la pression, ce qui explique l’insouciance de certains et le retard à la consultation. Les « douloureux » sont anaux, rectaux, aux amygdales et aux doigts. Les primo-infections sans chancre se rencontrent dans la syphilis périnatale, la syphilis transfusion-nelle, et une syphilis « décapitée » par des antibiotiques donnés pour une autre raison.
> L’adénopathie satellite survient environ 4 à 8 jours après le chancre et accompagne toujours celui-ci. Elle est inguinale (à l’aine) le plus souvent, ou dans la région du chancre, froide, indolore, ferme, sans inflammation. Elle est constituée d’un gros ganglion unique ou au contraire d’un bouquet de plusieurs ganglions dont un est plus gros que les autres, appelé « le préfet de l’aine ». La valeur diagnostique du ganglion est très importante. Fournier pensait que « l’adénopathie v[alait] mieux que le chancre lui-même. »
Le chancre va cicatriser spontanément en 3 à 5 semaines, mais l’induration à sa base et l’adénopathie vont persister plusieurs mois. Le chancre est une superbe porte d’entrée pour le VIH : le risque de contamination par le virus est alors multiplié par 5.
La syphilis secondaire
Elle s’échelonne du 2e mois à la 4e année de la contamination. Les lésions de la syphilis secondaire sont variées, disséminées et très contagieuses. Elle évolue par vagues et comporte des signes cutanéo-muqueux, viscéraux et généraux.
La myriade de présentations possibles et la diffusion des lésions font de la syphilis secondaire une « grande simulatrice », pouvant simuler toute la dermatologie.
> La première floraison : la roséole (de la 9e semaine au 4e mois). Celle-ci est composée de petites taches rosées à peine visibles qui se disposent en stries, couleur « fleurs de pêcher » ou grises sur les peaux noires, sans prurit, ni desquamation. Elle débute et prédomine sur le tronc (poitrine, dos, flancs et cou), respectant en général la face et les extrémités. Ces taches ne présentent aucune infiltration et s’effacent à la pression. La roséole disparaît en 1 à 2 mois, laissant parfois des séquelles, au niveau de la partie haute du thorax, le fameux « collier de Vénus ». Juste après peut survenir une alopécie en « clairière » derrière les oreilles.
> Les plaques muqueuses : ces érosions superficielles viennent de la dissémination de la bactérie et peuvent toucher toutes les muqueuses. Elles sont arrondies ou ovales, à limites nettes, souples, et indolores. Ces lésions fourmillent de tréponèmes et sont donc très contagieuses. Selon leur siège, elles prennent un aspect plus particulier : au niveau des lèvres, une perlèche ; au niveau de la langue, « des plaques fauchées » arrondies et dépapillées ; sur la gorge, elles s’éparpillent sur les piliers, la luette et les amygdales ; au larynx, elle donne une laryngite syphilitique avec voix rauque, enrouée. Ces plaques atteignent aussi les muqueuses génitales, anales, conjonctivales et nasales. A mesure que les plaques muqueuses vieillissent, elles se couvrent d’un enduit opalin grisâtre.
> La 2e floraison : les syphilides papuleuses (du 4e mois au 12e mois). Les syphilides sont des papules lenticulaires, de 3 à 10 mm de diamètre, infiltrées, de couleur rouge cuivré, recouvertes de fines squames sèches. Elles fleurissent surtout sur les paumes des mains et plantes des pieds, autour du périnée (plis et région ano-génitale), de la bouche et dans les sillons naso-géniens du visage. Elles sont un peu dures et ne grattent pas. Cette éruption évolue par poussées successives (d’où la coexistence d’éléments d’âge différent) et disparaît spontanément en plusieurs mois en laissant des maculespigmentées. Les syphilides atypiques peuvent aussi ressembler à de l’acné, à du psoriasis, à du lichen, à de l’impétigo, à de la variole, être ulcérées ou bulleuses.
> Manifestations générales de syphilis secondaire. Un syndrome pseudo-grippal (fièvre à 38°), parfois associé à un syndrome méningé (céphalée tenace) est possible, ainsi que des adénopathies (surtout cervicales), une splénomégalie (grosse rate), une hépatomégalie avec perturbation du bilan hépatique et ictère, des douleurs osseuses ou articulaires, une atteinte rénale et une névrite optique.
La syphilis latente ou sérologique
On appelle cette syphilis « la grande silencieuse ». La latente précoce concerne la syphilis vieille d’un an ou moins, et la tardive, celle de plus d’un an. Durant cette étape sans symptômes, la syphilis peut progresser vers le stade tertiaire, le plus dangereux pour le cœur et pour le système nerveux. Cette période peut durer de 2 à 10 ans, ou être plus longue, jusqu’à 40 ans. Mais chez une personne séropositive au VIH, ce long délai est souvent très raccourci et les manifestations neurologiques peuvent survenir beaucoup plus tôt (surdité, paralysie faciale), en quelques mois, et être plus graves. A ce stade, seule la sérologie peut permettre le dépistage. La période de transmission sexuelle est terminée.
La syphilis tertiaire
Cette « fripeuse de moelle et de nerfs » survient généralement dans la 3e année (de 2 à 10 ans) après la conta-mination, mais l’évolution est plus rapide en cas de co-infection avec le VIH. Elle est devenue rare et se manifeste par des lésions localisées mais profondes et destructrices. Environ 20 % des cas nontraités en meurent.
> Les manifestations cutanéo-muqueuses : les gommes. Les gommes sont des indurations infiltrées, initialement fermes puis qui se ramollissent et s’ulcèrent, laissant ainsi sourdre une sérosité gommeuse avant la cicatrisation. Elles peuvent siéger dans le tissu sous-cutané, les muqueuses (par exemple la langue, le palais), les os, les viscères et le système nerveux central. Les gommes peuvent provoquer des hémorragies quand elles érodent un vaisseau, des névralgies ou paralysies quand elles compriment un nerf, conduire à la perforation du voile du palais et à une destruction des os propres du nez (effondrement du nez).
> Les manifestations viscérales et neurologiques. Les atteintes osseuses (tibia en lame de sabre, trous des os du crâne) sont possibles (Arthur Rimbaud a été amputé de la jambe droite et il est mort six mois plus tard, à 37 ans), ainsi que cardio-vasculaires (aortites syphilitiques, anévrismes aortiques, valvulopathies), hépatiques (cirrhose), musculo-squelettiques et les terribles atteintes neurologiques, allant de la surdité (le compositeur tchèque Smetana est devenu sourd, puis a fini dans un asile d’aliénés, comme Maupassant, atteint de délire de persécution) à la paralysie (Charles Baudelaire ne pouvait plus parler ni marcher, comme Al Capone). Ces atteintes sont dues au tabès – qui provoque une dégénérescence de la moelle ou une atteinte cérébrale (paralysie générale) –, ou à une compression de la moelle par une gomme. La méningite syphilitique précoce peut survenir 2 à 5 ans après la primo-infection et nécessite une ponction lombaire pour le diagnostic.
Diagnostic direct
Le diagnostic direct est possible aux stades primaire et secondaire. Devant un beau chancre, des syphilides, des plaques muqueuses ou du liquide ponctionné dans les ganglions, on utilise l’ultramicroscope à fond noir pour, à partir des prélèvements, visualiser le tréponème spiralé qui « traverse majestueusement le champ ». Au stade du chancre, c’est le seul examen permettant de faire un diagnostic précoce, les réactions sérologiques se positivant plus tard.
Le diagnostic sérologique
> Le VDRL (1) met en évidence des anticorps (AC) ou réagines, avec un antigène (Ag) cardiolipidique. Il n’est pas spécifique. Certaines maladies peuvent donner des faux positifs (hépatites virales, VIH, varicelle, tuberculose). Il se positive 2 à 3 semaines après le chancre.
> Le TPHA (2), plus spécifique, précoce (positif au 10e jour) et persistant. L’Ag est un lyophilisat de tréponème fixé sur des hématies de mouton.> Le FTA-abs (3) est de spécificité quasi parfaite et le plus précoce (positif vers le 7e jour du chancre).
> Le dosage d’IgM anti-syphilis : sa positivité indique l’évolutivité de la maladie.
> Le test de Nelson ou TPI (4) n’est pas le test le plus spécifique ; il est obsolète et ne doit plus être utilisé. Il n’est d’ailleurs plus remboursé.
Les réactions sérologiques
Dans la syphilis primaire, le FTA se positive au 10e jour, le TPHA entre le 15e et le 20e jour, le VDRL à la fin de la période primaire. Dans la syphilis secondaire, toutes les réactions sont positives. Dans la tertiaire, les tests sont plus faiblement positifs.
L’interprétation de la sérologie est délicate pour les non spécialistes. Il y a quatre situations sérologiques habituelles (cf. tableau p. 13) :
- le VDRL et le TPHA sont négatifs : ce n’est pas une syphilis ou elle date de moins de 3 semaines. Il faut traiter sans attendre si la suspicion clinique est forte (chancre, syphilis établie du partenaire) ou refaire les tests un mois après ;
- le VDRL et le TPHA sont positifs : c’est bien une syphilis ou du moins une tréponématose (le pian, endémique dans certains pays d’Afrique). Les taux d’AC vont permettent d’évaluer l’évolutivité de la maladie. Un titre élevé signe une infection récente ;
- le VDRL est négatif et TPHA positif : il s’agit soit d’une « cicatrice sérologique » d’une syphilis connue ou non, soit d’une syphilis débutante, soit un faux positif du TPHA (très rare) ;
- le VDRL est positif et TPHA négatif : il s’agit souvent d’un faux positif, provenant d’une virose (VIH, hépatite, mononucléose infectieuse, etc.) ou d’un lupus, d’une sclérodermie, d’un myélome, d’une grossesse, après certains vaccins. On fait le FTA-abs IgG.
Les traitements
La pénicilline G est le traitement de référence depuis sa découverte en 1940, par Alexander Flemming :
- pour les syphilis primaire, secondaire (sans atteinte viscérale) ou latente de moins d’un an, c’est « le traitement minute » (une minute bien douloureuse !), qui consiste en une injection intramusculaire d’Extencilline®, de 2,4 millions d’unités ;
- en cas d’allergie à la pénicilline, les tétracyclines sont utilisées ;
- pour les syphilis de plus d’un an ou tertiaire (sans neurosyphilis), le traitement est répété : Extencilline®, 2,4 MU, 3 injections à une semaine d’intervalle ;
- en cas de neurosyphilis, on utilise toujours la pénicilline, mais à très fortes doses et en intraveineux, 20 MU/jour, pendant 15 jours ;
- tous les patients avec des manifestations neurologiques ou oculaires doivent subir une ponction lombaire (sérologie du liquide céphalo-rachidien). Pour les patients séropositifs au VIH, comme le virus aggrave les symptômes de la syphilis, que le risque de neurosyphilis précoce est élevé et que les sérologies se positivent souvent en retard, ils ont souvent un traitement « choc » (les 3 injections), plus souvent par angoisse du médecin « non spécialiste » que par nécessité ;- la surveillance du traitement se fait par la décroissance du taux des AC (VDRL à 3 mois, 6 mois, 1 an et 2 ans) ;- les dispensaires antivénériens (DAV) prennent en charge gratuitement les examens complémentaires, le traitement et le suivi de la syphilis (5).
NoKapot et pauvres délices, sida et syphilis…
La liste des poètes, écrivains ou musiciens touchés, devenus fous, paralysés ou morts de la syphilis est longue. Elle a détruit Verlaine, Flaubert, Mozart, Beethoven, Schubert, Nietzsche, Kafka, Manet, Gauguin, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Edgar Allan Poe, Charles Darwin, Dostoïevski, Tolstoï, Musset, Oscar Wilde, quand à Feydeau, il se prenait pour le fils de Napoléon III… Sans oublier Henry Miller, Raymond Queneau, James Joyce, Howard Hugues, etc. C’était avant la pénicilline, certains avant même les sels d’arsenic et de bismuth (utilisés après 1910), à une époque où l’on traitait la maladie par le mercure depuis des siècles… Alors qu’il tuait autant que la syphilis elle-même.
Ces artistes seraient-ils séropositifs s’ils vivaient de nos jours, auraient-ils des rapports non protégés, l’ecstasy et le GHB remplaçant l’absinthe et l’opium, ou utiliseraient-ils leurs talents pour nous conter la prévention en poèmes, sonnets, pamphlets ou vaudevilles ? Les poètes sont morts, mais la prévention, elle, ne doit pas mourir.
Marianne L’Hénaff